Midi à quatorze heures

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Ébauche inédite, 1847.

On a fait de l’économie politique une science pleine de subtilités et de mystères. Rien ne s’y passe naturellement. On la dédaigne, on la persifle aussitôt qu’elle s’avise de donner à un phénomène simple une explication simple.

— Le Portugal est pauvre, dit-on ; d’où cela vient-il ?

— De ce que les Portugais sont inertes, paresseux, imprévoyants, mal administrés, répond-elle.

— Non, réplique-t-on, c’est l’échange qui fait tout le mal ; — c’est le traité de Méthuen, l’invasion des draps anglais à bon marché, l’épuisement du numéraire, etc.

Puis on ajoute : Les Anglais travaillent beaucoup, et cependant il y a beaucoup de pauvres parmi eux ; comment cela se peut-il ?

— Parce que, répond-elle naïvement, ce qu’ils gagnent par le travail on le leur prend par l’impôt. On le distribue à des colonels, à des commodores, à des gouverneurs, à des diplomates. On va faire au loin des acquisitions de territoire, qui coûtent beaucoup à obtenir et plus à conserver. Or ce qui est gagné une fois ne peut être dépensé deux ; et ce que l’Anglais met à satisfaire sa gloriole, il ne le peut consacrer à satisfaire ses besoins réels.

— Quelle explication misérable et terre à terre ! s’écrie-t-on. Ce sont les colonies qui enrichissent l’Angleterre.

— Vous disiez tout à l’heure qu’elle était pauvre, quoiqu’elle travaillât beaucoup.

— Les travailleurs anglais sont pauvres, mais l’Angleterre est riche.

— C’est cela : le travail produit, la politique détruit ; et voilà pourquoi le travail n’a pas sa récompense.

— Mais c’est la politique qui provoque le travail, en lui donnant les colonies pour tributaires.

— C’est au contraire à ses dépens que sont fondées les colonies ; et c’est parce qu’il sert à cela qu’il ne sert pas à nourrir, vêtir, instruire et moraliser le travailleur.

— Mais voici un peuple qui est laborieux et n’a pas de colonies. Selon vous, il doit s’enrichir.

— C’est probable.

— Eh bien ! cela n’est pas. Tirez-vous de là.

— Voyons, dit-elle : peut-être que ce peuple est imprévoyant et prodigue. Peut-être est-ce sa manie de convertir tous ses revenus en fêtes, jeux, bals, spectacles, brillants costumes, objets de luxe, fortifications, parades militaires ?

— Quelle hérésie ! quand c’est le luxe qui enrichit les nations… Cependant ce peuple souffre. Comment n’a-t-il pas seulement du pain à discrétion ?…

— Sans doute que la récolte a manqué.

— C’est vrai. Mais les hommes n’ont-ils pas le droit de vivre ? D’ailleurs, ne peut-on pas faire venir des aliments du dehors ?

— Peut-être que ce peuple a fait des lois qui s’y opposent.

— C’est encore vrai. Mais n’a-t-il pas bien fait, pour encourager la production des aliments au dedans ?

— Quand il n’y a pas de vivres dans le pays, il faut pourtant bien choisir entre s’en passer ou en faire venir.

— Est-ce là tout ce que vous avez à nous apprendre ? Ne sauriez-vous suggérer à l’État une meilleure solution du problème ?…

 

Ainsi toujours on veut donner des explications compliquées aux faits les plus simples, et l’on ne se croit savant qu’à la condition d’aller chercher midi à quatorze heures.

Les faits économiques agissant et réagissant les uns sur les autres, effets et causes tour à tour, présentent, il faut en convenir, une complication incontestable. Mais, quant aux lois générales qui gouvernent ces faits, elles sont d’une simplicité admirable, d’une simplicité telle qu’elle embarrasse quelquefois celui qui se charge de les exposer ; car le public est ainsi fait, qu’il se défie autant de ce qui est simple qu’il se fatigue de ce qui ne l’est pas. Lui montrez-vous que le travail, l’ordre, l’épargne, la liberté, la sécurité sont les sources des richesses, — que la paresse, la dissipation, les folles entreprises, les guerres, les atteintes à la propriété, ruinent les nations ; il hausse les épaules, en disant : « Ce n’est que cela ! C’est là l’économie des sociétés ! La plus humble des ménagères se gouverne d’après ces principes. Il n’est pas possible que de telles trivialités soient la base d’une science ; et je vais la chercher ailleurs. Parlez-moi de Fourier. On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé ; * mais il y a dans ses pivots, ses arômes, ses gammes, ses passions en ton majeur et mineur, ses papillonnes, ses postfaces, cisfaces et transfaces, quelque chose qui ressemble au moins à un appareil scientifique. »

Cependant, à beaucoup d’égards, les besoins, le travail, la prévoyance collective, ressemblent aux besoins, au travail, à la prévoyance individuels.

Donc-une question économique nous embarrasse-t-elle, allons observer Robinson dans son île, et nous obtiendrons la solution.

S’agit-il de comparer la liberté à la restriction ?

De savoir ce que c’est que travail et capital ?

De rechercher si l’un opprime l’autre ?

D’apprécier les effets des machines ?

De décider entre le luxe et l’épargne ?

De juger s’il vaut mieux exporter qu’importer ?

Si la production peut surabonder et la consommation lui faire défaut ?

Courons à l’île du pauvre naufragé.

Regardons-le agir.

Scrutons et le mobile, et la fin, et les conséquences de ses actes. Nous n’y apprendrons pas tout, ni spécialement ce qui concerne la répartition de la richesse au sein d’une société nombreuse ; mais nous y verrons poindre les faits primordiaux. Nous y observerons les lois générales dans leur action la plus simple ; et l’économie politique est là en germe.

Faisons à quelques problèmes seulement l’application de cette méthode.

— Ce qui tue le travail, Monsieur, ne sont-ce pas les machines ? Elles se substituent aux bras ; elles sont cause que la production surabonde et que l’humanité en est réduite à ne pouvoir plus consommer ce qu’elle produit.

— Monsieur, permettez-moi de vous inviter à m’accompagner dans l’île du Désespoir….. Voilà Robinson qui a bien de la peine à se procurer de la nourriture. Il chasse et pêche tout le long du jour ; pas un moment ne lui reste pour réparer ses vêtements et se bâtir une cabane. — Mais que fait-il maintenant ? Il rassemble des bouts de ficelle et en fait un filet qu’il place au travers d’un large ruisseau. Le poisson s’y prend de lui-même, et Robinson n’a plus qu’à donner quelques heures par jour à la tâche de se pourvoir d’aliments. Désormais il petit s’occuper de se vêtir et de se loger.

— Que concluez-vous de là ?

— Qu’une machine ne tue pas le travail, mais le laisse disponible, ce qui est bien différent ; car un travail tué, comme lorsque l’on coupe le bras à un homme, est une perte, et un travail rendu disponible, comme si l’on nous gratifiait d’un troisième bras, est un profit.

— En est-il de même dans la société ?

— Sans doute, si vous admettez que les besoins d’une société, comme ceux d’un homme, sont indéfinis.

— Et s’ils n’étaient pas indéfinis ?

— En ce cas, le profit se traduirait en loisirs.

— Cependant vous ne pouvez pas nier que, dans l’état social, une nouvelle machine ne laisse des bras sans ouvrage.

— Momentanément certains bras, j’en conviens ; mais l’ensemble du travail, je le nie. Ce qui produit l’illusion, c’est ceci : on omet de voir que la machine ne peut mettre une certaine quantité de travail en disponibilité, sans mettre aussi en disponibilité une quantité correspondante de rémunération.

— Comment cela ?

— Supposez que Robinson, ait lieu d’être seul, vive au sein d’une société et vende le poisson, au lieu de le manger. Si, ayant inventé le filet, il continue à vendre le poisson au même prix, chacun, excepté lui, aura pour s’en procurer à faire le même travail qu’auparavant. S’il le vend à meilleur marché, tous les acheteurs réaliseront une épargne qui ira provoquer et rémunérer du travail.

 

— Vous venez de parler d’épargne. Oseriez-vous dire que le luxe des riches n’enrichit pas les marchands et les ouvriers ?

— Retournons à l’île de Robinson, pour nous faire une idée juste du luxe. Nous y voici ; que voyez-vous ?

— Je vois que Robinson est devenu Sybarite. Il ne mange plus pour satisfaire sa faim ; il tient à la variété des mets, donne à son appétit une excitation factice, et, de plus, il s’occupe à changer tous les jours la forme et la couleur de ses vêtements.

— Par là il se crée du travail. En est-il réellement plus riche ?

— Non ; car tandis qu’il chiffonne et marmitonne, ses armes se rouillent et sa case se délabre..

— Règle générale bien simple et bien méconnue : chaque travail donne un résultat et non pas deux. Celui qu’on dissipe à contenter des fantaisies puériles ne peut satisfaire des besoins plus réels et d’un ordre plus élevé.

— Est-ce qu’il en est de même dans la société ?

— Exactement. Pour un peuple, le travail qu’exige le goût des modes et des spectacles ne peut être consacré à ses chemins de fer ou à son instruction.

— Si les goûts de ce peuple se tournaient vers l’étude et les voyages, que deviendraient les tailleurs et les comédiens ?

— Professeurs et ingénieurs.

— Avec quoi la société payerait-elle plus de professeurs et d’ingénieurs ?

— Avec ce qu’elle donnerait de moins aux comédiens et aux modistes.

— Voulez-vous insinuer par là que, dans l’état social, les hommes doivent exclure toute diversion, tous les arts, et se couvrir simplement au lieu de se décorer ?

— Ce n’est pas ma pensée. Je dis que le travail qui est employé à une chose est pris sur une autre ; que c’est au bon sens d’un peuple, comme à celui de Robinson, de choisir. Seulement il faut qu’on sache bien que le luxe n’ajoute rien au travail ; il le déplace.

 

— Est-ce que nous pourrions étudier aussi le traité de Méthuen dans l’île du Désespoir ?

— Pourquoi pas ? Allons y faire une promenade….. Voyez : Robinson est occupé à se faire des habits pour se garantir du froid et de la pluie. Il regrette un peu le temps qu’il y consacre ; car il faut manger aussi, et son jardin réclame tous ses soins. Mais voici qu’une pirogue aborde l’île. L’étranger qui en descend montre à Robinson des habits bien chauds et propose de les céder contre quelques légumes, en offrant de continuer à l’avenir ce marché. Robinson regarde d’abord si l’étranger est armé. Le voyant sans flèches ni tomahawk, il se dit : Après tout, il ne peut prétendre à rien que je n’y consente ; examinons. — Il examine les habits, suppute le nombre d’heures qu’il mettrait à les faire lui-même, et le compare au nombre d’heures qu’il devrait ajouter à son travail horticole pour satisfaire l’étranger. — S’il trouve que l’échange, en le laissant tout aussi bien nourri et vêtu, met quelques-unes de ses heures en disponibilité, il accepte, sachant bien que ces heures disponibles sont un profit net, soit qu’il les emploie au travail ou au repos. — Si, au contraire, il croit le marché désavantageux, il le refuse. Qu’est-il besoin, en ce cas, qu’une force extérieure le lui interdise ? Il sait se l’interdire lui-même.

Revenant au traité de Méthuen, je dis : La nation portugaise ne prend aux Anglais du drap contre du vin que parce qu’une quantité donnée de travail lui donne en définitive, par ce procédé, plus de vin à la fois et plus de drap. Après tout, elle échange parce qu’elle veut échanger. Il n’était pas besoin d’un traité pour l’y décider. Remarquez même qu’un traité, dans le sens de l’échange, ne peut être que la destruction de conventions contraires ; si bien que, lorsqu’il arrive à stipuler le libre-échange, il ne stipule plus rien du tout. Il se borne à laisser les parties stipuler pour elles-mêmes. — Le traité de Méthuen ne dit pas : Les Portugais seront forcés de donner du vin pour du drap. Il dit : Les Portugais prendront du drap contre du vin, s’ils veulent.

 

— …… Ah ! ah ! ah ! Vous ne savez pas ?

— Pas encore.

— Je suis allé tout seul à l’île du Désespoir. Robinson est ruiné.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Il est ruiné, vous dis-je.

— Et depuis quand ?

— Depuis qu’il donne des légumes contre des vêtements.

— Et pourquoi continue-t-il ?

— Ne savez-vous pas l’arrangement qu’il fit autrefois avec l’insulaire du voisinage ?

— Cet arrangement lui permet de prendre des habits contre des légumes, mais ne l’y force pas.

— Sans doute, mais ce coquin d’insulaire a tant de peaux à sa disposition, il est si habile à les préparer et à les coudre, en un mot, il donne tant d’habits pour si peu de légumes, que Robinson ne résiste pas à la tentation. Il est bien malheureux de n’avoir pas au-dessus de lui un état qui dirigerait sa conduite.

— Que pourrait faire l’État en cette occurrence ?

— Prohiber l’échange.

— En ce cas, Robinson ferait ses vêtements comme autrefois. Qui l’en empêche, si c’est son avantage ?

— Il a essayé ; mais il ne peut les faire aussi vite qu’il fait les légumes qu’on lui demande en retour. Et voilà pourquoi il persiste à échanger. Vraiment, à défaut d’un État, qui n’a pas besoin de raisonner lui, et procède par voie d’injonctions, ne pourrions-nous pas envoyer au pauvre Robinson un numéro du Moniteur industriel pour lui ouvrir les yeux ?

— Mais d’après ce que vous me dites, il doit être plus riche qu’avant.

— Ne pouvez-vous comprendre que l’insulaire offre une quantité toujours plus grande de vêtements contre une quantité de légumes qui reste la même ?

— C’est pour cela que l’affaire devient toujours meilleure pour Robinson.

— Il est ruiné, vous dis-je. C’est un fait. Vous ne prétendez pas raisonner contre un fait.

— Non ; mais contre la cause que vous lui assignez. Faisons donc ensemble un voyage dans l’île…. Mais que vois-je ! Pourquoi me cachiez-vous cette circonstance ?

— Laquelle ?

— Voyez donc comme Robinson est changé ! Il est devenu paresseux, indolent, désordonné. Au lieu de bien employer les heures que son marché mettait à sa disposition, il dissipe ces heures-là et les autres. Son jardin est en friche ; il ne fait plus ni vêtements ni légumes ; il gaspille ou détruit ses anciens ouvrages. S’il est ruiné, qu’allez-vous chercher une autre explication ?

— Oui ; mais le Portugal ?

— Le Portugal est-il paresseux ?

— Il l’est, je n’en saurais disconvenir.

— Est-il désordonné ?

— À un degré incontestable.

— Se fait-il la guerre à lui-même ? Nourrit-il des factions, des sinécures, des abus ?

— Les factions le déchirent, les sinécures y pullulent, et c’est la terre des abus.

— Alors sa misère s’explique comme celle de Robinson.

— C’est trop simple. Je ne puis pas me contenter de cela. Le Moniteur industriel vous accommode les choses bien autrement. Ce n’est pas lui qui expliquerait la misère par le désordre et la paresse. Prenez donc la peine d’étudier la science économique pour en venir là !…

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau